La valeur de notre atout

25/3/1947

 

(De notre envoyé spécial à Moscou)

La semaine dernière, la conférence de Moscou fut essentiellement une conversation franco-britannique à propos de la Ruhr, du charbon et de l'acier. Par les méthodes mêmes des « Quatre », dont les discussions sont plutôt une série de monologues, on dirait une conversation entre sourds. Chacun y va de son exposé sans souci de ce qu'a dit le précédent orateur.

Cependant il convient de tenter d'expliquer les raisons de l’intransigeance britannique.

Certes, M. Bevin est d'un tempérament rude et ne s'encombre pas de prudences diplomatiques. Dans l'affaire de Palestine, il a quelque peu bousculé le président Truman. Pourquoi ne le ménagerait-il pas ? Alors que les États-Unis et l'URSS nous font de visibles avances, sa délégation est isolée. Et puis, on sait trop que l'Angleterre, privée des Indes, écartée de la Chine, cherche un nouveau tremplin économique et elle n'en voit pas d'autre que la Ruhr.

C'est de ce côté que réside la véritable explication. On aurait tort de se livrer à de grandes prophéties d'ordre politique. Et si l'Angleterre admet un contrôle quadripartite de la Ruhr ou un contrôle semblable d'autres régions et plus spécialement de la Silésie, ce n'est pas du tout qu'elle prétend obtenir un droit de regard sur ces autres régions. Elle sait trop bien qu'elle n'obtiendra rien et que de l'autre côté de la ligne Oder-Neisse, elle n'a rien à gagner. Cet argument est d'ordre purement tactique pour parer les prétentions russes de participer au contrôle de la Ruhr.

Ruhr, charbon, acier, ça n'est qu'une question de « gros sous ».

Voilà pourquoi la bataille fut si rude. Dès qu'il s'est agi d'organisation politique, M. Bevin s'est montré beaucoup plus calme.

La revue soviétique « Temps Nouveaux » a publié, voici quelques jours, un article sur les questions économiques de l'Allemagne. Cet article paraît si documenté, et il indique à l'avance de façon si précise ce qu'on été les positions britanniques, qu'on en est impressionné. Or, si on en croit cet article, les positions de M. Bevin seraient commandées par les intérêts de certains groupements financiers du nord de l'Angleterre.

Certains indices me font penser que cette information est exacte. Une partie se joue entre groupes industriels anglais et américains pour l'acier. Et, d'ailleurs, on parle d'efforts pour un rapprochement entre certains groupes industriels français et anglais pour mettre en échec les trusts américains.

Un fait est certain : que ce soit pour combattre la politique industrielle anglaise ou que cela résulte de la présence, à la tête de la délégation américaine, d'un homme qui semble voir large, les Américains, dans cette affaire, semblent assez réticents vis-à-vis de M. Bevin. Les positions prises par lui ne sont pas populaires parmi les journalistes présents ici. Certains d'entre eux sont assez choqués des coups de battoir de leur ministre. De fait, ce différend risque de dégénérer en querelles personnelles. Des conversations particulières Bidault-Bevin, résoudraient-elles mieux le conflit que tout ce déballage autour du tapis blanc du club des aviateurs ?

Telle est la dure partie jouée à Moscou par M. Georges Bidault. Qu'on ne nous parle plus de « France médiatrice » ou de « conciliateur » qui veut rapprocher les parties. Le point est de savoir si nous aurons du charbon et si on ne laissera pas aux Allemands trop d'acier. Le point est de savoir si on laissera l'Allemagne devenir une plate-forme économique telle qu'elle ne sera plus  en équilibre avec le reste de l'Europe.

La partie n'est plus entre Russes et Américains mais c'est nous qui jouons notre atout.